Août 24, 2016
Sur les rives du Nil, comme sur celles du Tigre et de l’Euphrate, l’obligation de respecter un très grand nombre de tabous pesait sur la vie quotidienne. Toutefois, à Thèbes, les interdits n’étaient pas tout à fait de la même nature qu’à Babylone ou à Ninive. En Égypte, les sujets de Pharaon devaient s’ interdire d’attenter aux hypostases de la divinité, notamment à son animal sacré.
En Mésopotamie, les habitants subissaient la volonté et la «Susceptibilité» des dieux : en aucun cas, les humains ne devaient paraître fautifs à leurs yeux. L’Égyptien, les tabous n’étant pas les mêmes d’une ville à l’autre dans la Vallée du Nil, pouvait jouer de la protection d’un dieu contre un autre … en se gardant simplement de la réaction vindicative des fidèles de la divinité offensée! Le «Mésopotamien», qu’ il ait été Babylonien ou Assyrien, subissait toute sa vie Je joug du divin. La «zoolâtrie» (culte des animaux) de l’Égyptien a provoqué l’étonnement du Grec, la cruauté du Perse, le sarcasme du Romain et la raillerie offusquée du Copte. L’ historien grec Hérodote (mort en 420av. J. -C ) nous raconte qu’ un Égyptien laissait ses meubles aux flammes d’un incendie mais risquait sa vie pour sauver un chat d’un brasier.
Un papyrus met en scène le lynchage d’un citoyen romain accusé d’avoir tué un chat. Un Égyptien, pour prouver a bonne conduite, a fait écrire dans on tombeau ces lignes :
J ‘ai donné du pain à l’homme affamé, de l’eau à l ‘assoiffé, des habits au dénudé. J’ai pris soin des ibis,faucons, chats et chiens divins, et je les ai rituellement inhumés, oints d’huiles et emmaillotés d’étoffes.
Un Égyptien voyait dans l’animal plus qu’un symbole. Amon est un bélier, de même que Bastet, dans la région du Delta, et le Grand Scribe [du dieu Khnoum] un ibis ou un singe. Car ils sont sacrés dans leurs animaux et les animaux sont sacrés en eux (. .. ). Comment veux tu contempler le dieu si ce n ‘est dans l’animal ? Trois choses n’en font qu’une: dieu, homme et animal ( … ) et si l’animal s’unit à l’homme il devient un dieu ( … ) et 1’animal est le lieu sacré de leur contact et de leur union.
(Thoma Mann. Joseph et ses frères)
L’ animal était pour les anciens Égyptiens le réceptacle de la puissance divine, bonne ou mauvaise : à ce titre, il était intouchable et méritait d’être soigné, adoré et même momifié. Ce culte des animaux sacrés qui n’est cependant pas propre à l’Égypte prend naissance avant l’histoire. bien avant 3 000 av. J.C. Dans chaque nome (district administratif), dans chaque ville, le dieu, depuis « toujours » s’incarnait dans une espèce animale protégée par tabou.
L’étude des cultes locaux de 1’Egypte historique montre que, dans la nuit des temps, un corps de croyances particulières s’implanta en chaque terroir nouvellement conquis sur les eaux. C’est à ces déités bestiales et à ces tabous que s’accrochera le tribalisme religieux qui sera toujours ancré, sur les mêmes terroirs, à l »époque des Césars chrétiens
explique le professeur Jean Yoyotte, titulaire de la chaire d’égyptologie au Collège de France.
Quand les religions s’affrontent autour de certains animaux
Ainsi, bovins, moutons, chiens, chats, lions, hippopotames, crocodiles, serpents, faucons, poissons, ibis, ichneumons, musaraignes et autres gazelles peuvent se voir adorés ici … ou exécrés là -bas. À Éléphantine, une île posée en face de l’actuelle Assouan et la patrie du dieu Khnoum, le bélier est protégé. On ne devait ni en manger, ni paraître devant une image, statue ou bas-relief le représentant, vêtu de la dépouille de l’animal sacré. Adieu donc cuir et lainage provenant d’un bélier ou d’un mouton. Toutefois cet interdit n’était respecté que par les seuls Égyptiens. Depuis la domination perse (525 – 404 av. J. -C.), Éléphantine abritait en son sein une importante garnison juive. Cette communauté étrangère possédait son temple, dans lequel on sacrifiait, sur le territoire même de Khnoum, des béliers au dieu d’Israël, au grand dam des prêtres de la divinité ovine. Ceux-ci, aidés par la population, incendièrent le temple de Yavhé en- 410.
Quelquefois, le respect ou le non-respect d’un tabou mettaient les villages à feu et à sang. À la suite de telle ou telle mésaventure, un dieu interdisait aux habitants de telle bourgade la consommation de la chair et du lait de tel anima. Ces mêmes villageois s’abstenaient de manger la bête sacrée de cette divinité. Ces interdits ne visaient qu’eux seuls, pas leurs voisins. Ces derniers, pour leur être désagréables, ne se privaient pas de mettre à la casserole ledit animal protégé … Et les hostilités de s’ouvrir.
De nos jours, raconte l’historien et moraliste grec Plutarque Ct v. 125), les gens d’Oxyrhynchos, parce que ceux de Cynopolis « ville du chien » avaient mangé de l’oxyrhynque [un poisson du Nil] prirent des chiens, les immolèrent et les mangèrent comme victimes. De là naquit une guerre dans laquelle ces deux villes eurent l’une et l’autre beaucoup à souffrir. Dans la suite, ce différent fut réglé par les Romains qui les châtièrent
On croit rêver ! Un animal, le porc, semble avoir fait l’unanimité des sujets de Pharaons contre lui. Selon le « père de l’Histoire » Hérodote, « Si quelqu’un en frôle un en passant. il va se plonger dans le fleuve avec ses vêtements; quand aux porchers, bien qu’ils soient Égyptiens de naissance, ils sont les seuls de tous qui ne pénètrent dans aucun sanctuaire. Ils marient leurs filles et prennent femmes les uns chez les autres. Les égyptiens ne jugent pas permis de sacrifier des porcs à d’autres dieux qu’à la Lune et à Dionysos [dénomination grecque d’Osiris] ; à ceux la seuls ils en sacrifient dans le même temps. à 1’époque de la pleine lune, et ils mangent alors de leurs chairs» (traduction Jean Yoyotte).
Pourquoi une telle haine ? Un naturaliste grec a noté que le porc dévore ses petits; ce serait la raison pour laquelle « les Egyptiens le considéraient comme un être abominable ».
Lorsque la mythologie égyptienne met en scène un cochon, il fait preuve d’une écÅ“urante goinfrerie.
« Il était voué à la Lune par un tabou sacrificiel : cet astre un des des yeux de l’Horus céleste, avait été périodiquement engouffré, depuis les origines, par un grand cochon noir. Ce dernier n’était autre que Seth, oncle et ennemi d’Horus, meurtrier d’Osiris. Pour exorciser Seth, que les textes sacrés tardifs traitent volontiers de « cochon », on envoûtait et découpait un gâteau en forme de porcelet ; et, dans les sanctuaires, il était formellement interdit d’imiter la voix du cochon »
explique Jean Yoyotte. Un autre tabou frappait en Égypte le poisson. Tout être sacralisé, qu’il soit prêtre, pharaon ou mort « glorieux », se devait de proscrire de son menu tout poisson : sur les tables d’offrandes n’ apparaît jamais la moindre écaille. D’une manière générale, les poissons, ces êtres silencieux et cachés au fond des eaux, étaient les participants redoutés des drames mythologiques. La perche du Nil était vouée à Neith et l’anguille à Rê. Chaque nuit, dans le monde des morts, le poisson abdjou servait de poisson pilote à la barque solaire.
Souvent, les textes religieux font des poissons de ennemis de l’harmonie cosmique, des rebelles à 1′ ordre divin. Dans le Fayoum, une région vouée au crocodile, ils étaient condamné à la mort, sans être mangés. La pêche était assimilée à un envoûtement du mal. C’étaient encore des poissons – un barbeau, un phagre et un oxyrhynque- qui avaient avalé le phallus du corps démembré d’Osiris.
Toutefois, le profane ne se privait pas d’en manger. Mais attention, l’Égyptien ne mangeait pas n’importe quel poisson. Ainsi à Oxyrhynchos, le morphire à nez busqué menait une vie tranquille, loin des couteaux et des assiettes, alors qu’en face il était un plat recherché … Si, lors de certaines fête, les Égyptiens – sauf les prêtres – dégustaient devant leur porte un poisson rôti, à d’autres moments sacrés, ils devaient en faire abstinence totale. Une fois l’an, les êtres divins de Busiris se tranformaient en poissons.
L’ idée apparaît que l’homme est responsable face au dieu
À Babylone. à Ur ou à Ninive en Mésopotamie donc -. tous les interdits, quels qu’ ils fussent, traduisaient la volonté des dieux, eux qui régentaient la vie entière des mortels. Refuser de s’y soumettre signifiait, à leurs yeux, se révolter contre eux, les mépriser, les négliger et leur résister. Ces hommes du « Pays d’entre les deux fleuves » croyaient que ces contraintes, qu’elles fussent juridiques, morales, rituelles ou folkloriques, avaient été instituées par un législateur divin. Les enfreindre, c’était donc «pécher», une conviction commune aux Sémites.
Et les dieux multipliaient comme à l’infini les occasions de «pécher». Les archéologues ont trouvé une liste liturgique. Celle-ci regroupe quelque 250 « fautes » ! On y trouve, rien d’étonnant, des transgresssions rituelles : comme
avoir manqué de respect à un dieu en paroles et en actions ; détourné la matière d’un sacrifice à une divinité; pris pour faire sa prière une attitude arrogante, ou négligé de se laver les mains ; omis, en cours de sacrifice, de mentionner le dieu auquel on l’adressait; dérangé l’ordonnance d’un autel apprêté pour le culte ; eu des rapports sexuels avec une femme consacrée à quelque divinité, etc.
explique le grand assyriologue Jean Bottéro. La liste énumère aussi, rien que de très normal, des violations de 1’ordre public, des manquements au savoir-vivre, au sentiment de dignité humaine ou à l’ordre moral. On rencontre aussi, et c’est déjà moins banal, une séries de « fautes »- bénignes à notre regard moderne – qui relèvent plus du tabou que de la violation d’un ordre moral, comme
avoir marché sur le théâtre d’un massacre, montré du doigt une lampe, allumé un feu en présence d’un tiers, avoir bu dans une coupe d’argile non cuite, mis le doigt sur la plaie d’un mouton égorgé, avoir refusé ou réclamé quelque chose par temps sombre, arraché des brins d’herbe dans la steppe ou des roseaux dans le marécage, arraché une glèbe à un champ, ou encore l’avoir brisée, ou jetée à l’eau, avoir uriné ou vomi dans un cours d’eau, invoqué un nom divin en brandissant une houe, et ainsi de suite
s’étonne Jean Bottéro, et nous avec lui, Le fidèle devait éviter d’accomplir tel ou tel acte à certains jours de l’année, sinon il tombait dans les griffes des démons ! Si la transgression de ces interdits ne risquait guère de provoquer le désordre dans la vie religieuse ou sociale, elle était cependant placée au même rang que le crime. Inquiétant : les textes nous décrivent la vie quotidienne du « Mésopotamien » comme quadrillée, corsetée par mille et un tabous.
Dans de telles conditions, il était difficile d’échapper à la « faute ». Ne pas respecter l’un de ces tabous, c’était rompre avec le surnaturel et s’exposer à la réaction courroucée des dieux. Le plus souvent, c’était l’impureté du fidèle qui provoquait la fureur divine – l’eau polluée des égouts dans laquelle on pose les pieds par mégarde, la rencontre involontaire d’une femme aux mains souillées, ou d’une personne maudite car le « péché » était contagieux tel un virus. Alors les dieux punissaient les « fautifs », comme le pouvoir civil châtiait les contrevenants à l’ordre public. La sanction tombait sous la forme de maladies plus ou moins graves, allant des banals maux de tête à de redoutables épidémies. L’exécution de la sentence était laissée à des gendarmes divins, des « démons ».
Le « fautif », ou le patient c’est selon, faisait appel à un exorciste pour déceler et conjurer 1’origine de son mal. Celui-ci, souvent, répondait à sa demande en lui révélant la nature de la « faute ». Quelquefois, cependant, l’exorciste restait muet ! Le « péché » demeurait donc mystérieux. La situation était-elle pour autant sans issue ? Non, car, dans tous les cas, les dieux savaient être miséricordieux et pardonnaient, si le « pécheur » devenait pénitent. Alors, les dieux intimaient l’ordre aux démons de laisser leur victime, désormais absoute, en paix.