En quittant le noble et si élégant palais de Sésostris, le Rhamesséion, et avant d’étudier avec tout le soin qu’ils méritent les nombreux édifices antiques entassés sur la butte factice nommée aujourd’hui Médinet-Habou, je devais, pour la régularité de mes travaux, m’occuper de quelques constructions intermédiaires ou voisines qui, soit pour leur médiocre étendue, soit par leur état presque total de destruction, attirent beaucoup moins l’attention des voyageurs.
Je me dirigeai d’abord vers la vallée d’El-Assasif, située au nord du Rhamesséion, et qui se termine brusquement au pied des rochers calcaires de la chaîne libyque: là existent les débris d’un édifice au nord du tombeau d’Osimandyas.
Mon but spécial était de constater l’époque encore inconnue de ces constructions et d’en assurer la destination primitive; je m’attachai à l’examen des sculptures et surtout des légendes hiéroglyphiques inscrites sur les blocs isolés et les pans de murailles épars sur un assez grand espace de terrain.
Je fus d’abord frappé de la finesse du travail de quelques restes de bas-reliefs martelés à moitié par les premiers chrétiens; et une porte de granit rose, encore debout au milieu de ces ruines en beau calcaire blanc, me donna la certitude que l’édifice entier appartenait à la meilleure époque de l’art égyptien.
Cette porte, ou petit propylon, est entièrement couverte de légendes hiéroglyphiques. On a sculpté sur les jambages, en relief très-bas et fort délicat, deux images en pied de Pharaons revêtus de leurs insignes. Toutes les dédicaces sont doubles et faites contemporainement au nom de deux princes : celui qui tient constamment la droite ou le premier rang se nomme Aménenthé; l’autre ne marche qu’après, c’est Thouthmosis III, nommé Moeris par les Grecs.
Si j’éprouvai quelque surprise de voir ici et dans tout le reste de l’édifice le célèbre Moeris, orné de toutes les marques de la royauté, céder ainsi le pas à cet Aménenthé qu’on chercherait en vain dans les listes royales, je dus m’étonner encore davantage, à la lecture des inscriptions, de trouver qu’on ne parlât de ce roi barbu, et en costume ordinaire de Pharaon, qu’en employant des noms et des verbes au féminin, comme s’il s’agissait d’une reine (2). Je donne ici pour exemple la dédicace même des propylons.
«L’Aroëris soutien des dévoués, le roi seigneur, etc. Soleil dévoué à la vérité! (Elle) a fait des constructions en l’honneur de son père (le père d’elle), Amon-Ra seigneur des trônes du monde; elle lui a élevé ce propylon (qu’Amon protège l’édifice!) en pierre de granit: c’est ce qu’elle a fait (pour être) vivifiée à toujours.»
L’autre jambage porte une dédicace analogue, mais au nom du roi Thouthmosis III, ou Moeris.
En parcourant le reste de ces ruines, la même singularité se présenta partout. Non-seulement je retrouvai le prénom d’Aménenthé précédé des titres le roi souveraine du monde, mais aussi son nom propre lui-même à la suite du titre la fille du soleil. Enfin, dans tous les bas-reliefs représentant les dieux adressant la parole à ce roi Aménenthé, on le traite en reine comme dans la formule suivante:
«Voici ce que dît Amon-Ra, seigneur des trônes du monde, à sa fille chérie, soleil dévoué à la vérité: L’édifice que tu as construit est semblable à la demeure divine.»
De nouveaux faits piquèrent encore plus ma curiosité: j’observai surtout dans les légendes du propylon de granit, que les cartouches prénoms et noms propres d’Aménenthé avaient été martelés dans les temps antiques et remplacés par ceux de Thouthmosis II, sculptés en surcharge.
Ailleurs, quelques légendes d’Aménenthé avaient reçu en surcharge aussi celles du Pharaon Thouthmosis II.
Plusieurs autres, enfin, offraient le prénom d’un Thouthmosis encore inconnu, renfermant aussi dans son cartouche le nom propre de femme Amensé, le tout encore sculpté aux dépens des légendes d’Aménenthé, préalablement martelées. Je me rappelai alors avoir remarqué ce nouveau roi Thouthmosis traité en reine, dans le petit édifice de Thouthmosis III, à Médinet-Habou.
C’est en rapprochant ces faits et ces diverses circonstances de plusieurs observations du même genre, premiers résultats de mes courses dans le grand palais et dans le propylon de Karnac, que je suis parvenu à compléter mes connaissances sur le personnel de la première partie de la XVIIIe dynastie. Il résulte de la combinaison de tous les témoignages fournis par ces divers monuments, et qu’il serait hors de propos de développer ici:
1° Que Thouthmosis Ier succéda immédiatement au grand Aménothph Ier, le chef de la XVIIIe dynastie, l’une des diospolitaines;
2° Que son fils Thouthmosis II occupa le trône après lui et mourut sans enfants;
3° Que sa soeur Amensé lui succéda comme fille de Thouthmosis Ier, et régna vingt et un ans en souveraine;
4° Que cette reine eut pour premier mari un Thouthmosis, qui comprit dans son nom propre celui de la reine Amensé son épouse; que ce Thouthmosis fut le père de Thouthmosis III ou Moeris, et gouverna au nom d’Amensé;
5° Qu’à la mort de ce Thouthmosis, la reine Amensé épousa en secondes noces Aménenthé, qui gouverna aussi au nom d’Amensé, et qui fut régent pendant la minorité et les premières années de Thouthmosis III, ou Moeris;
6° Que Thouthmosis III, le Moeris des Grecs, exerça le pouvoir conjointement avec le régent Aménenthé, qui le tint sous sa tutelle pendant quelques années.
La connaissance de cette succession de personnages explique tout naturellement les singularités notées dans l’examen minutieux de tous les restes de sculptures existant dans l’édifice de la vallée d’El-Assasif. On comprend alors pourquoi le régent Aménenthé ne paraît dans les bas-reliefs que pour y recevoir les paroles gracieuses que les dieux adressent à la reine Amensé, dont il n’est que le représentant; cela explique le style des dédicaces faites par Aménenthé, parlant lui-même au nom de la reine, ainsi que les dédicaces du même genre dans lesquelles on lit le nom de Thouthmosis, premier mari d’Amensé, qui joua d’abord, le premier, un rôle passif, et ne fut, comme son successeur Aménenthé, qu’une espèce de figurant du pouvoir royal exercé par la reine.
Les surcharges qu’ont éprouvées la plupart des légendes du régent Aménenthé démontrent que sa régence fut odieuse et pesante pour son pupille Thouthmosis III. Celui-ci semble avoir pris à tâche de condamner son tuteur à un éternel oubli. C’est en effet sous le règne de ce Thouthmosis III que furent martelées presque toutes les légendes d’Aménenthé, et qu’on sculpta à la place soit les légendes de Thouthmosis III, dont il avait sans doute usurpé l’autorité, soit celles de Thouthmosis, premier mari d’Amensé, le père même du roi régnant. J’ai observé la destruction systématique de ces légendes dans une foule de bas-reliefs existant sur divers autres points de Thèbes. Fut-elle l’ouvrage immédiat de la haine personnelle de Thouthmosis III, ou une basse flatterie du corps sacerdotal? C’est ce qu’il nous est impossible de décider; mais le fait nous a paru assez curieux pour le constater.
Toutes les inscriptions du monument d’El-Assasif établissent unanimement que cet édifice a été élevé sous la régence d’Aménenthê, au nom de la reine Amensé et de son jeune fils Thouthmosis III. Cette construction n’est donc point postérieure à l’an 1736 avant J.-C., époque approximative des premières années du règne de Thouthmosis III, exerçant seul le pouvoir suprême. Ces sculptures comptent donc déjà plus de 3,500 ans d’antiquité.
Il résulte de ces mêmes dédicaces et des sculptures qui décorent quelques-unes des salles non détruites, que l’édifice intérieur était un temple consacré à la grande divinité de Thèbes, Amon-Ra, le roi des dieux, qu’on y adorait sous la figure spéciale d’Amon-Ra-Pneh-enné-ghet-en-tho, c’est-à -dire d’Amon-Ra seigneur des trônes et du monde; j’ai retrouvé dans Thèbes plusieurs autres temples dédiés à ce grand être, mais sous d’autres titres, qui lui sont également particuliers.
Ce temple d’Amon-Ra, d’une étendue assez considérable, décoré de sculptures du travail le plus précieux, précédé d’un dromos et probablement aussi d’une longue avenue de sphinx, s’élevait au fond de la vallée d’El-Assasif. Son sanctuaire pénétrait pour ainsi dire dans les rochers à pic de la chaîne libyque, criblée, comme le sol même de la vallée, d’excavations plus ou moins riches, qui servaient de sépulture aux habitants de la ville capitale.
Cette position du temple au milieu des tombeaux, et les plafonds, en forme de voûte, de quelques-unes de ces salles, ont récemment trompé quelques voyageurs, et leur ont fait croire que cet édifice était le tombeau de Moeris (Thouthmosis III); mais tous les détails que nous avons donnés sur la construction et la destination de cet édifice sacré détruisent une telle hypothèse. Ses divisions et ses accessoires nous le feraient reconnaître pour un véritable temple, à défaut des inscriptions dédicatoires qui le disent formellement. Sa décoration même et le sujet des bas-reliefs qui ornent les parois des salles encore subsistantes n’ont rien de commun avec la décoration et les scènes sculptées dans les hypogées et les tombeaux. On y retrouve, comme dans les temples et les palais, des tableaux d’offrandes faites aux dieux ou aux rois ancêtres du Pharaon fondateur du temple. Quelques bas-reliefs de ce dernier genre présentent un grand intérêt, parce qu’ils fournissent des détails précieux sur les familles des premiers rois de la XVIIIe dynastie. Je citerai d’abord, et à ce sujet, plusieurs tableaux sculptés et peints représentant Thouthmosis, père de Thouthmosis III, et le Pharaon Thouthmosis II recevant des offrandes faites par leur fils et neveu Thouthmosis III; en second lieu, un long bas-relief peint, occupant toute la paroi de gauche de la grande salle voûtée, au fond du temple, dans lequel on a figuré la grande bari sacrée ou arche d’Amon-Ra (3), le dieu du temple, adoré par le régent Aménenthé, ayant derrière lui Thouthmosis III, suivi d’une très-jeune enfant richement parée, et que l’inscription nous dit être sa fille, la fille du roi qu’elle aime, la divine épouse Rannofré. En arrière de la bari sacrée, et comme recevant une portion des offrandes faites par les deux rois agenouillés, sont les images en pied du Pharaon Thouthmosis Ier, de la reine son épouse Ahmosis et de leur jeune fille Sotennofré. L’histoire écrite ne nous avait point conservé les noms de ces trois princesses; c’est là que je les ai lus pour la première fois. Quant au titre de divine épouse donné à la fille de Moeris encore en bas âge, il indique seulement que cette jeune enfant avait été vouée au culte d’Aménenthé, étant du nombre de ces filles d’une haute naissance, nommées pallades et pallacides, dont j’ai retrouvé les tombeaux dans une autre vallée de la chaîne libyque.
Ce temple d’Amon-Ra terminant une des vallées de la nécropole de Thèbes, reçut à différentes époques soit des restaurations, soit des accroissements, sous le règne de divers rois successeurs d’Aménenthé et de Thouthmosis III. J’ai retrouvé, en effet, dans les pierres provenant des diverses portions du temple, et dont on s’est servi dans des temps peu anciens pour la construction d’une muraille contre laquelle appuie aujourd’hui le jambage de droite du propylon de granit, des parties d’inscriptions mentionnant des embellissements ou des restaurations de l’édifice sous les règnes des rois Hôrus, Rhamsès le Grand et son fils Ménephtha II, comme les fondateurs mêmes du temple. Enfin, la dernière salle du temple, ayant servi de sanctuaire, est couverte de sculptures d’un travail ignoble et grossier; mais la surprise que j’éprouvai à la vue de ces pitoyables bas-reliefs, comparés à la finesse et à l’élégance des tableaux sculptés dans les deux salles précédentes, cessa bientôt à la lecture de grandes inscriptions hiéroglyphiques, constatant que cette belle restauration-là avait été faite sous le règne et au nom de Ptolémée Évergète II et de sa première femme Cléopâtre. Voilà une des mille et une preuves démonstratives contre l’opinion de ceux qui supposeraient que l’art égyptien gagna quelque perfection par l’établissement des Grecs en Égypte.
Je le répète encore: l’art égyptien ne doit qu’à lui-même tout ce qu’il a produit de grand, de pur et de beau; et n’en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l’Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l’Égypte, beaucoup plus avancés qu’on ne le croit vulgairement, à l’époque où les premières colonies égyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l’Attique ou du Péloponnèse. La vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le développement le plus sublime: mais sans l’Égypte, la Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces lignes presque en face des bas-reliefs que les Égyptiens ont exécutés, avec la plus élégante finesse de travail, 1700 ans avant l’ère chrétienne. Que faisaient les Grecs alors !… Mais cette question exigerait des volumes, et je ne fais qu’une lettre…. Adieu.
___
Notes :
(1) : il s’agit de la même date que celle de la quatorzième lettre, Champollion a donc écrit deux lettres ce jour-là .
(2) : la reine que Champollion a traduit par Aménenthé se nomme en réalité Hatchepsout. Elle fut le cinquième souverain de la XVIIIe dynastie, au 15 siècle avant notre ère. La reine est représentée avec la barbe postiche des Pharaons.
(3) : barque sacrée à deux gouvernails portant le « naos » ou sanctuaire du dieu.