Sep 15, 2012
<p style= »text-align: justify; »>Le 31 juillet 1828, Jean-François CHAMPOLLION, le père de l’égyptologie française, part pour une expédition scientifique en Egypte, afin d’appliquer aux monuments la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes, trente ans après la campagne d’Egypte où NAPOLÉON avait emmené avec lui de nombreux savants. CHAMPOLLION y restera jusqu’en décembre 1829, où il rentrera en France pour se faire soigner de la tuberculose attrapée durant son voyage.
Les lettres reproduites sur Egyptologue.fr, initialement publiée dans la revue Le Globe, ont été publié par son oncle en 1833, puis par son fils en 1867, sous le titre de « Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829 ». Elles appartiennent aujourd’hui au domaine public.
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Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829
Lettre quatrième
 LA MONTAGNE DE THORRAH – MEMPHIS – SAKKARAH.
Sakkarah, le 5 octobre 1828.
Nous sommes restés au Caire jusqu’au 30 septembre, et le soir du même jour nous avons couché dans notre maasch, afin de mettre à la voile le lendemain de bonne heure pour gagner l’ancien emplacement de Memphis.
Le 1er octobre, nous passâmes la nuit devant le village de Massarah, sur la rive orientale du Nil, et le lendemain, à six heures du matin, nous courûmes la plaine pour atteindre de grandes carrières que je voulais visiter, parce que Memphis, sise sur la rive opposée, et précisément en face, doit être sortie de leurs vastes flancs. La journée fut excessivement pénible ; mais je visitai presque une à une toutes les cavernes dont le penchant de la montagne de Thorrah est criblé. J’ai constaté que ces carrières de beau calcaire blanc ont été exploitées à toutes les époques, et j’ai trouvé :
1° une inscription datée du mois de Paophi de l’an IV de l’empereur Auguste ;
2° une seconde inscription de l’an VII, même mois, d’un Ptolémée, qui doit être Soter Ier, puisqu’il n’y a pas de surnom ;
3° une inscription de l’an II du roi Acoris, l’un des insurgés contre les Perses ;
enfin, deux de ces carrières et les plus vastes ont été ouvertes l’an XXII du roi Amosis, le père de la dix-huitième dynastie, comme portent textuellement deux belles stèles sculptées à même dans le roc, à côté des deux entrées. Ces mêmes stèles indiquent aussi que les pierres de cette carrière ont été employées aux constructions des temples de Phtha, d’Apis et d’Ammon, à Memphis, et cette indication donne la date de ces mêmes temples bien connus de l’antiquité.
J’ai trouvé aussi, dans une autre carrière, pour l’époque pharaonique, deux monolithes tracés à l’encre rouge sur les parois, avec une finesse extrême et une admirable sûreté de main : la corniche de l’un de ces monolithes, qui n’ont été que mis en projet, sans commencement d’exécution, porte le prénom et le nom propre de Psammétichus Ier.
Ainsi, les carrières de la montagne arabique, entre Thorrah et Massarah, ont été exploitées sous les Pharaons, les Perses, les Lagides, les Romains et dans les temps modernes ; j’ajoute que cela tient à leur voisinage des capitales successives de l’Égypte, Memphis, Fosthat et le Caire. Rentrés le soir dans nos vaisseaux, comme les Grecs venant de livrer un assaut à la ville de Troie, mais plus heureux qu’eux, puisque nous emportions quelque butin, je fis mettre à la voile pour Bédréchéin, village situé à peu de distance, sur le bord occidental du Nil.
Le lendemain, de bonne heure, nous partîmes pour l’immense bois de dattiers qui couvre l’emplacement de Memphis ; passé le village de Bédréchéin, qui est à un quart d’heure dans les terres, on s’aperçoit qu’on foule le sol antique d’une grande cité, aux blocs de granit dispersés dans la plaine, et à ceux qui déchirent le terrain et se font encore jour à travers les sables, qui ne tarderont pas à les recouvrir pour jamais. Entre ce village et celui de Mit-Rahinéh, s’élèvent deux longues collines parallèles, qui m’ont paru être les éboulements d’une enceinte immense, construite en briques crues comme celle de Saïs, et renfermant jadis les principaux édifices sacrés de Memphis. C’est dans l’intérieur de cette enceinte que nous avons vu le grand colosse exhumé par M. Caviglia.
Il me tardait d’examiner ce monument, dont j’avais beaucoup entendu parler, et j’avoue que je fus agréablement surpris de trouver un magnifique morceau de sculpture égyptienne. Le colosse, dont une partie des jambes a disparu, n’a pas moins de trente-quatre pieds et demi de long. Il est tombé la face contre terre, ce qui a conservé le visage parfaitement intact. Sa physionomie suffit pour me le faire reconnaître comme une statue de Sésostris, car c’est en grand le portrait le plus fidèle du beau Sésostris de Turin ; les inscriptions des bras, du pectoral et de la ceinture, confirmèrent mon idée, et il n’est plus douteux qu’il existe, à Turin et à Memphis, deux portraits du plus grand des Pharaons.
J’ai fait dessiner cette tête avec un soin extrême, et relever toutes les légendes. Ce colosse n’était point seul ; et si j’obtiens des fonds spéciaux pour des fouilles en grand à Memphis, je puis répondre, en moins de trois mois, de peupler le Musée du Louvre de statues des plus riches matières et du plus grand intérêt pour l’histoire. Ce colosse, devant lequel sont de grandes substructions calcaires, était, selon toute apparence, placé devant une grande porte et devait avoir des pendants : j’ai fait faire quelques fouilles pour m’en assurer, mais le temps me manquera. Un peu plus loin et sur le même axe, existent encore de petits colosses du même Pharaon, en granit rosé, mais en fort mauvais état. C’était encore une porte.
Au nord du colosse exista un temple de Vénus (Hathôr), construit en calcaire blanc, et hors de la grande enceinte, du côté de l’orient : j’ai continué des fouilles commencées par Caviglia ; le résultat a été de constater dans cet endroit même l’existence d’un temple orné de colonnes-pilastres accouplées et en granit rosé, et dédié à Phtha et à Hathôr (Vulcain et Vénus), les deux grandes divinités de Memphis, par Rhamsès le Grand. L’enceinte principale renfermait aussi, du côté de l’est, une vaste nécropole semblable à celle que j’ai reconnue à Saïs.
C’est le 4 octobre que je suis venu camper à Sakkarah, car nous sommes sous la tente ; une d’elles est occupée par nos domestiques ; tous les soirs, sept ou huit Bédouins choisis d’avance font la garde de nuit et les commissions le jour ; ce sont de braves et excellentes gens, quand on les traite en hommes.
J’ai visité ici, Ã
Sakkarah, la plaine des momies, l’ancien cimetière de Memphis, parsemé de pyramides et de tombeaux violés. Cette localité, grâce à la rapace barbarie des marchands d’antiquités, est presque tout à fait nulle pour l’étude :
les tombeaux ornés de sculptures sont, pour la plupart, dévastés, ou recomblés après avoir été pillés. Ce désert est affreux ; il est formé par une suite de petits monticules de sable produits des fouilles et des bouleversements, le tout parsemé d’ossements humains, débris des vieilles générations. Deux tombeaux seuls ont attiré notre attention, et m’ont dédommagé du triste aspect de ce champ de désolation. J’ai trouvé, dans l’un d’eux, une série d’oiseaux sculptés sur les parois, et accompagnés de leurs noms en hiéroglyphes ; cinq espèces de gazelles avec leurs noms ; et enfin quelques scènes domestiques, telles que l’action de traire le lait, deux cuisiniers exerçant leur art, etc. Nos portefeuilles se grossissent du fruit de ces découvertes …
Adieu.