Sep 26, 2012
<p style= »text-align: justify; »>Le 31 juillet 1828, Jean-François CHAMPOLLION, le père de l’égyptologie française, part pour une expédition scientifique en Egypte, afin d’appliquer aux monuments la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes, trente ans après la campagne d’Egypte où NAPOLÉON avait emmené avec lui de nombreux savants. CHAMPOLLION y restera jusqu’en décembre 1829, où il rentrera en France pour se faire soigner de la tuberculose attrapée durant son voyage.
Les lettres reproduites sur Egyptologue.fr, initialement publiée dans la revue Le Globe, ont été publié par son oncle en 1833, puis par son fils en 1867, sous le titre de « Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829 ». Elles appartiennent aujourd’hui au domaine public.
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Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829
Lettre dixième
IBSAMBOUL.
Ibsamboul, le 12 janvier 1829.
J’ai revu les colosses qui annoncent si dignement la plus magnifique excavation de la Nubie. Ils m’ont paru aussi beaux de travail que la première fois, et je regrette de n’être point muni de quelque lampe merveilleuse pour les transporter au milieu de la place Louis XV, afin de convaincre ainsi d’un seul coup les détracteurs de l’art égyptien. Tout est colossal ici, sans en excepter les travaux que nous avons entrepris, et dont le résultat aura quelque droit à l’attention publique. Tout ceux qui connaissent la localité savent quelles difficultés on a à vaincre pour dessiner un seul hiéroglyphe dans le grand temple.
C’est le 1er de ce mois que j’ai quitte Ouadi-Halfa et la seconde cataracte. Nous couchâmes à Gharbi-Serré, et le lendemain, vers midi, j’abordai sur la rive droite du Nil, pour étudier les excavations de Maschakit, un peu au midi du temple de Thoht à Ghébel-Addèh, dont j’ai parlé dans ma dernière lettre ; il fallut gravir un rocher presque à pic sur le Nil, pour arriver à une petite chambre creusée dans la montagne, et ornée de sculptures fort endommagées. Je suis parvenu cependant à reconnaître que c’était une chapelle dédiée à la déesse Anoukis (Vesta) et aux autres dieux protecteurs de la Nubie, par un prince éthiopien, nommé Pohi, lequel, étant gouverneur de la Nubie sous le règne de Rhamsès le Grand, supplie la déesse de faire que le conquérant foule les Libyens et les nomades sous ses sandales, à toujours.
Le 3 au matin, nous avons amarré nos vaisseaux devant le temple d’Hathôr à Ibsamboul ; j’ai déjà donné une note sur ce joli temple. J’ajouterai qu’à sa droite on a sculpté, sur le rocher, un fort grand tableau, dans lequel un autre prince éthiopien présente au roi Rhamsès le Grand l’emblème de la victoire (cet emblème est l’insigne ordinaire des princes ou des fils des rois) avec la légende suivante en beaux caractères hiéroglyphiques :
Le royal fils d’Ethiopie a dit : « Ton père Ammon-Ra t’a doté, ô Rhamsès ! d’une vie stable et pure : qu’il t’accorde de longs jours pour gouverner le monde, et pour contenir les Libyens, à toujours. »
Il paraît donc que, de temps en temps, les nomades d’Afrique inquiétaient les paisibles cultivateurs des vallées du Nil. Il est fort remarquable, du reste, que je n’aie trouvé jusqu’ici sur les monuments de la Nubie que des noms de princes éthiopiens et nubiens, comme gouverneurs du pays, sous le règne même de Rhamsès le Grand et de sa dynastie. Il paraît aussi que la Nubie était tellement liée à l’Égypte que les rois se fiaient complètement aux hommes du pays même, pour le commandement des troupes. Je puis citer en preuve une stèle encore sculptée sur les rochers d’Ibsamboul, et dans laquelle un nommé Maï, commandant des troupes du roi en Nubie, et né dans la contrée de Ouaou (l’un des cantons de la Nubie), chante les louanges du Pharaon Mandoueï Ier, le quatrième successeur de Rhamsès le Grand, d’une manière très-emphatique ; il résulte aussi de plusieurs autres stèles que divers princes éthiopiens furent employés en Nubie par les héros de l’Égypte.
Le 3 au soir commencèrent nos travaux à Ibsamboul : il s’agissait d’exploiter le grand temple, couvert de si grands et de si beaux bas-reliefs. Nous avons formé l’entreprise d’avoir le dessin en grand et colorié de tous les bas-reliefs qui décorent la grande salle du temple, les autres pièces n’offrant que des sujets religieux ; et lorsque l’on saura que la chaleur qu’on éprouve dans ce temple, aujourd’hui souterrain (parce que les sables en ont presque couvert la façade), est comparable à celle d’un bain turc fortement chauffé ; quand on saura qu’il faut y entrer presque nu, que le corps ruissèle perpétuellement d’une sueur abondante qui coule sur les yeux, dégoutte sur le papier déjà trempé par la chaleur humide de cette atmosphère, chauffée comme dans un autoclave (1), on admirera sans doute le courage de nos jeunes gens, qui bravent cette fournaise pendant trois ou quatre heures par jour, ne sortent que par épuisement, et ne quittent le travail que lorsque leurs jambes refusent de les porter.
Aujourd’hui 12, notre plan est presque accompli : nous possédons déjà six grands tableaux représentant :
1er. Rhamsès le Grand sur son char, les chevaux lancés au grand galop ; il est suivi de trois de ses fils, montés aussi sur des chars de guerre ; il met en fuite une armée assyrienne et assiège une place forte.
2e. Le roi à pied, venant de terrasser un chef ennemi, et en perçant un second d’un coup de lance. Ce groupe est d’un dessin et d’une composition admirables.
3e. Le roi est assis au milieu des chefs de l’armée ; on vient lui annoncer que les ennemis attaquent son armée. On prépare le char du roi, et des serviteurs modèrent l’ardeur des chevaux, qui sont dessinés, ici comme ailleurs, en perfection. Plus loin se voit l’attaque des ennemis, montés sur des chars de guerre et combattant sans ordre une ligne de chars égyptiens méthodiquement rangés. Cette partie du tableau est pleine de mouvement et d’action : c’est comparable à la plus belle bataille peinte sur les vases grecs, que ces tableaux nous rappellent involontairement.
4e. Le triomphe du roi et sa rentrée solennelle (à Thèbes, sans doute), debout sur un char superbe, traîné par des chevaux marchant au pas et richement caparaçonnés. Devant le char sont deux rangs de prisonniers africains, les uns de race nègre et les autres de race barabra, formant des groupes parfaitement dessinés, pleins d’effet et de mouvement.
5e et 6e. Le roi faisant hommage de captifs de diverses nations aux dieux de Thèbes et à ceux d’Ibsamboul.
Il reste à terminer le dessin d’un énorme bas-relief occupant presque toute la paroi droite du temple : composition immense, représentant une bataille, un camp entier, la tente du roi, ses gardes, ses chevaux, les chars, les bagages de l’armée, les jeux et les punitions militaires, etc., etc. Dans trois jours au plus, ce grand dessin sera terminé, mais sans couleurs, parce que l’humidité les a fait disparaître. Il n’en est point ainsi des six tableaux précédemment indiqués ; tout est colorié et copié jusque dans les plus minces détails avec un soin religieux. On aura ainsi une idée de la magnificence du costume et des chars des vieux Pharaons au XVIe siècle avant J.-C. ; on pourra comprendre alors l’étonnant effet de ces beaux bas-reliefs peints avec un tel soin. Je voudrais conduire dans le grand temple d’Ibsamboul tous ceux qui refusent de croire à l’élégante richesse que la sculpture peinte ajoute à l’architecture ; dans moins d’un quart d’heure, je réponds qu’ils auraient sué tous leurs préjugés, et que leurs opinions a priori les quitteraient par tous les pores.
Pour tous mes dessins je me suis réservé la partie des légendes hiéroglyphiques, souvent fort étendues, qui accompagnent chaque figure ou chaque groupe dans les bas-reliefs historiques. Nous les copions sur place ou d’après les empreintes lorsqu’elles sont placées à une grande hauteur ; je les collationne plusieurs fois sur l’original, je les mets au net et les donne aussitôt aux dessinateurs, qui d’avance ont réservé et tracé les colonnes destinées à les recevoir ; j’ai pris la copie entière d’une grande stèle placée entre les deux colosses de gauche, dans l’intérieur du grand temple ; elle n’a pas moins de trente-deux lignes : c’est celle dont notre ami Huyot m’avait parlé, et que j’ai bien retrouvée à sa place ; ce n’est pas moins qu’un décret du dieu Phtha, en faveur de Rhamsès le Grand, auquel il prodigue les louanges pour ses travaux et ses bienfaits envers l’Égypte ; suit la réponse du roi au dieu en termes tout aussi polis.
C’est un monument fort curieux et d’un genre tout à fait particulier.
Voilà où en est notre mémorable campagne d’Ibsamboul : c’est la plus pénible et la plus glorieuse que nous puissions faire pendant tout le voyage. Nos compagnons français et toscans ont rivalisé de zèle et de dévouement, et j’espère que vers le 15 nous mettrons à la voile pour regagner l’Égypte avec notre butin historique. J’ai eu trois jours de goutte en arrivant ici ; mais les bains de vapeur que j’ai pris dans le temple m’en ont délivré pour longtemps, je l’espère. Je n’ai encore reçu que quelques lettres d’Europe… M. Arago m’a-t-il pardonné d’avoir entrepris mon voyage malgré ses amicales inquiétudes ? Je l’ai pardonné, de mon côté, depuis que j’ai touché à la seconde cataracte… Adieu.
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Note :
(1) : un autoclave est un récipient hermétique permettant de concentrer la vapeur d’eau de plusieurs bars à des fins de stérilisation. Il est notamment utilisé pour stériliser le matériel chirurgical. Si le principe date du 17e siècle, il ne fut véritablement utilisé qu’au 19e siècle.