Sep 10, 2012
<p style= »text-align: justify; »>Après avoir visité l’Italie, la Sicile, la Belgique et la Hollande, Charles LENORMANT, sous-inspecteur des Beaux-Arts, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, accompagne CHAMPOLLION dans son expédition en Egypte (1828-1830), afin d’appliquer aux monuments la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes qu’il avait établi en 1822.
Ce récit a été publié dans la revue Le Globe, 8 novembre 1828, Tome VI, n°109, pp. 1-2.
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EGYPTE. Expédition scientifique.
LETTRES DE M. CH. LENORMANT (N° II)
DÉPART D’ALEXANDRIE.—ASPECTE DE CETTE CONTRÉE —LE PACHA.
Alexandrie , 13 septembre 1828.
« Nous quittons demain Alexandrie. Notre petite flottille se composera d’un grand much ou match, pouvant contenir douze personnes à l’aise, et d’une plus petite embarcation, où quatre ou six personnes peuvent loger. Il faut cinq jours pour aller d’ici au Caire par le canal dit Mahmoudié et le Nil : c’est quand nous aurons rencontré ce fleuve, que nous serons véritablement en Egypte, car ici c’est de la Lybie toute pure. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que je me plais réellement au milieu de ces sables, et à l’aspect de cette nature, que tous les voyageurs décrivent comme la plus lugubre du monde. D’abord, je dois mettre en première ligue la pureté de l’air, l’éclat de la lumière, la douceur de la température, ce qui est pour moi, comme vous saÂvez, de première nécessité ; puis l’aspect de tous ces monticules de sables, à travers lesquels s’élèvent des fabriques blanches, des minarets élancés, entrecoupés de jardins de palmiers, ici un obélisque, là des colonnes antiques. Tout cela, joint à la vaste et pure étendue de la mer, qu’interrompt par intervalles l’écume éblouissante de blancheur que forme la vague en se brisant sur les rescifs, tout cela, dis-je, fait d’Alexandrie quelque chose qui me surprend, non-seulement comme nouveauté, mais comme grandeur et beauté, même après les plus beaux paysages de l’Italie et de la Sicile. Depuis que nous sommes ici, la caravane s’était un peu dispersée, et ne faisait plus un corps compact comme auparavant : les Italiens vivaient chez leur consul, nos artistes français occupaient une petite maison à l’extrémité du quartier franc : M. Champollion logeait chez M. Drovetti, moi chez le consul de Sardaigne de sorte qu’on ne se réunissait plus qu’à de certaines heures de la journée, au foyer hospitalier de notre consul.
» Nos travaux sont terminés dans ce pays. M. Champollion a fait exécuter de fort beaux dessins des obélisques. J’ai relevé à peu près tout ce qu’il était possible de reconnaître dans la ville antique, dont le terrain m’a paru plus bouleversé qu’aucun de ceux que j’ai visites. L’air, d’ailleurs, chargé de particules salines, exerce une action si violente sur les matières les plus compactes, qu’on voit disparaître en quelques années des masses de granit qui, sous le ciel même de la France, eussent été inaltérables.
» On doit donc peu s’étonner si la seconde ville de l’empire romain n’est plus qu’un monceau de décombres sans forme et sans nom. Il est vraiment singulier de trouver l’exemple d’une destruction semblable aux portes du pays où le temps n’a pas eu d’action sur l’Å“uvre des hommes, et où la nature s’est montrée le plus conservatrice. Aussi nous attendons-nous à un grand contraste entre cette physionomie libyenne d’Alexandrie et le terrain limoneux de la véritable Egypte. En attendant, je travaille les hiéroglyphes, et je prends goût à cette étude, à cause de sa virginité. Je vous ai dit que notre flotte se composait de deux much, un très grand, qui a reçu le nom d’Isis, et l’autre de proportion moyenne, que nous appelons Athyr, la Vénus égyptienne. Un règlement court et impératif détermine les fonctions et les obligations de chacun, à bord et pendant tout le voyage.
» L’Isis est d’une dimension presque égale en superficie à l’Eglé. A l’arrière, se trouvent deux chambres, la plus petite pour M. Champollion, la plus grande pour Rosellini et moi. En avant, jusqu’au grand mât, est une grande salle nattée, où couchent six personnes, et qui sert pendant le jour de divan et de salle à manger. La même disposition se trouve répétée, en proportion réduite, sur l’Athyr. Ainsi, travail, repos, sommeil, cuisine, tout se fait sur le bâtiment, sans avoir plus besoin de mettre pied à terre que sur un vaisseau de 120 canons. Le pavillon blanc flotte à l’arrière, avec celui de Toscane. Deux janissaires, avec la canne à pomme d’argent, montent la garde, et une vingtaine d’Arabes forment l’équipage. C’est ainsi que demain nous commençons à remonter le canal creusé il y a dix ans par le pacha actuel, c’est-à -dire par trois cent mille hommes qu’il y a envoyés de toute l’Egypte, lesquels, pour exécuter cet ouvrage colossal, n’ont pas eu d’autres pioches que leurs mains. Le canal a vingt lieues, et a été exécuté en trois mois.
«Nous avons pris ce soir congé du pacha. Il était beaucoup plus gai que la première fois, et la visite s’en est ressentie. On a causé hiéroglyphes. Champollion lui a dit qu’il avait lu les inscriptions des deux obélisques qui se trouvent a Alexandrie, ce qui a paru vivement l’intéresser. Il en a demandé la traduction, et s’est montré tellement impatient de la posséder, qu’il a fallu en rentrant se mettre en besogne, pour lui accommoder à la turque le protocole des Pharaons. Les manières brusques et sémillantes que j’avais trouvées à ce personnage historique, la première fois que nous l’avions vu, tenaient sans doute à quelques circonstances particulières, à une certaine agitation nerveuse causée par les nouvelles qui le préoccupaient : car aujourd’hui il m’a paru beaucoup plus grave ; son sourire doux, sur sa belle barbe blanche, lui allait beaucoup mieux, et je dirais presque qu’il m’a gagné le cÅ“ur. »